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 Livre . Toute la violence de notre civilisation afflue ....

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Chien Guevara
Admin
Chien Guevara


Nombre de messages : 9406
Date d'inscription : 10/06/2007

Livre . Toute la violence de notre civilisation afflue .... Empty
MessageSujet: Livre . Toute la violence de notre civilisation afflue ....   Livre . Toute la violence de notre civilisation afflue .... Icon_minitimeSam 13 Sep - 1:07

La guerre, une phrase sans fin



Livre . Toute la violence de notre civilisation afflue dans la rêverie
d’un voyageur, de Milan à Rome.

Zone, de Mathias Enard, Éditions Actes Sud. 520 pages, 22,80 euros.

Dans un compartiment du train Milan-Rome, un homme prend place. Il
installe dans le porte-bagages une mallette qu’il menotte discrètement.
Puis il prend un livre, dont, à l’arrivée, il aura lu quelques
chapitres. Pendant la majeure partie du temps que dure le trajet, il
laisse son esprit vagabonder. Ce que nous lirons, au long des cinq
cents kilomètres, des cinq cents pages de voyage, c’est le mouvement de
sa pensée, dans ce train « dont le rythme vous ouvre l’âme comme un
scalpel ». Un mouvement d’un seul jet, qui s’accélère ou se ralentit,
saute d’un sujet à l’autre, répète, revient en arrière, fait une percée
vers un autre sujet, sans jamais s’interrompre, sans paragraphes ni
points, juste des sauts de chapitres, au nombre de vingt-quatre, comme
les chants de l’Odyssée, ou plutôt de l’Iliade. Des souvenirs
personnels, des projets, des espoirs, évidemment, mais qui sont tous
dévorés par la rencontre, un jour, de l’histoire.

brisé par ce qu’il a vu, subi, et fait

Francis Servain voyage sous le nom d’Yvan Deroy. Un vrai nom, celui
d’un psychotique muet, interné au fond d’un institut, et qui ne
demandera jamais de passeport. Faux papiers, faux noms, faux comptes en
banque, Francis Servain en sait long sur ces questions. Il est depuis
plus de dix ans fonctionnaire à la DGSE, et a travaillé dans toutes les
villes de la « Zone », « Paris Zagreb Vienne Alexandrie Trieste Le
Caire Beyrouth Barcelone Alger Rome », mais aussi Athènes, Tanger,
Tunis, Larnaka, Damas, Venise, Prague. Le contenu exact des
renseignements recueillis auprès des « sources » dont il est
l’« officier traitant » n’affleure pas dans son monologue. Ce n’est pas
un album souvenir d’espion. Ce que nous retenons, ce sont des figures,
toutes marquées par la violence et la guerre. C’est par la guerre que
Françis Servain a pris le chemin qui l’a conduit un jour boulevard
Mortier, à la fameuse « piscine ». Français par son père, il a pour
mère une Croate, Marija Mirkovic, qui a été jadis une jeune prodige du
piano, et a renoncé à une carrière de virtuose pour se consacrer à sa
famille. Au moment où la Yougoslavie d’après Tito vole en éclats, où à
Zagreb « Franco Tudjman est accueilli comme le roi des rois », une
bouffée de nationalisme croate l’emporte jusqu’en Slavonie ou en
Krajina, sous le feu des Serbes et des Bosniaques musulmans. Deux ans
de violence et d’ennui, de camaraderie et d’horreur, dont il sort brisé
par ce qu’il a vu, subi, et plus encore parce qu’il a fait. Une logique
brutale, qui dévore victimes et bourreaux, à l’oeuvre déjà à l’époque
où son père était rappelé en Algérie, et bien avant, pendant la Seconde
Guerre mondiale, et avant cela encore en Espagne, « et ainsi de suite
depuis la guerre du feu ».

L’inscription de la guerre, depuis les origines, dans ce monde
méditerranéen, balkanique et centre européen, où « Beyrouth et
Barcelone se touchent par pliage sur l’axe Rome-Berlin », c’est le
propos de l’imposante entreprise de Mathias Énard. La géographie et
l’histoire tissent un espace immémorial où l’homme éprouve sa puissance
et sa faiblesse. Exploits des demi-dieux ou morts dérisoires, faits
d’armes glorieux ou débandades lamentables, il semble qu’on ne puisse
faire un pas sans buter sur le souvenir d’une bataille, elle-même sise
sur le site d’une autre, plus ancienne. La voie ferrée joignant Milan à
Rome parcourt ainsi le théâtre des premières victoires de Bonaparte
qui, en historien averti, savait qu’il reprenait le chemin suivi, des
millénaires auparavant, par Hannibal, comme, en Égypte, il refera
l’itinéraire d’Alexandre. Inlassable, la guerre laboure les mêmes
champs, suscite les mêmes gestes. L’expédition des Dardanelles ne
rejoue-t-elle pas en 1915, in situ ou peu s’en faut, la tragédie de
Troie, avec un dénouement différent ? Et l’artilleur Koca Seyit,
statufié pour avoir, dit-on, porté sur son dos l’obus de deux cents
kilos qui coula le HMS Océan, n’a-t-il pas reçu l’aide d’Athéna ou
d’Arès ? Comme Schliemann décapant, enceinte après enceinte, les neuf
cités de Troie, Francis Servain Mirkovic parcourt le lac de sang
Méditerranée. Les épaves des galères de la bataille de Lépante, où
Cervantès perdit l’usage d’une main, reposent sur celles d, où Antoine
et Cléopâtre virent couler à pic leur espoir d’un monde oriental libéré
de Rome.

Le trajet de Milan à Rome aujourd’hui condense ainsi à la fois
l’itinéraire de tout « l’âge d’homme » du narrateur, et tout ce que
l’histoire, la littérature et la mythologie ont accumulé depuis que la
guerre existe. Comme Virgile reprenant le matériau laissé par Homère,
il pourrait lui aussi dire : « Je chante les armes et les hommes. »
Mais son chant, s’il décrit parfois les dieux et héros de l’épopée, est
le plus souvent celui d’un monde désenchanté. On y meurt pour avoir été
au ravitaillement, ou, culotte baissée, derrière un buisson qu’on
croyait un abri. Les hommes y sont parfois ces magnifiques guerriers
solaires célébrés par les poètes. On y verrait plutôt aujourd’hui des
bouchers hallucinés. Mais l’ordinaire est plutôt le monde des
massacreurs pragmatiques, des trafiquants cupides. Chacun, un jour ou
l’autre, peut en devenir un complice passif, portant le fardeau de sa
propre survie, comme s’il en était coupable.

Le récit de Francis Servain se peuple ainsi d’écrivains et de
soldats. Butor, évidemment, celui de la Modification ou du Passage de
Milan. Hemingway, Malaparte, Orwell. Ou le Catalan Francesc Boix,
déporté à Mauthausen, ami de Marie-Claude Vaillant-Couturier, reporter
à l’Humanité, dont l’étrange destin fut de prendre des photos pour les
autorités du camp.

« changer de vie, changer de corps »

Mais le narrateur, qui a fui sa propre culpabilité en prenant le
masque de ce spectateur-acteur si particulier qu’est l’« officier de
renseignement », veut en finir, « changer de vie, changer de corps »,
dit-il lui-même. Ulysse contemporain, il fait son retour, vers ce
centre possible du monde, Rome, vers la dernière femme, Sashka, peintre
d’icônes. Son viatique : une liste de criminels de guerre contenue dans
la mallette. Des noms recueillis dans son travail sur la « Zone grise,
celle des ombres et des manipulations », des noms qui « dégoulinent »
sur sa mémoire, et forment ce récit obsessionnel, celui de notre époque
et de celles qui l’ont précédée. C’est toute une civilisation qui
« dégouline » sur nous. On en oublie la performance d’écriture. On est
emporté dans ce train qui va vers la fin du monde, et cette méditation
sur la violence et sa possible fin devient la nôtre, et fait de cette
lecture un moment inoubliable.

Alain Nicolas
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